Manifeste du Petit Européen

Le contraire du destin, c’est l’action. Or, les forces du destin semblent devoir nous abandonner. Notre temps est passé. Nos forces ne sont plus vives. Nous ne rayonnons plus, sauf entre nous, sauf dans des cercles de plus en plus restreints. Nous sommes passifs. Nous réagissons. Nous sommes sur la défensive, nous commentons, nous avons peur, nous subissons.

Que commentons-nous ? De quoi avons- nous peur ? De l’ogre américain, ce grand frère autrefois protecteur, désormais agressif, jaloux, envieux. Ce grand frère maître chanteur qui nous impose ses vues, sa junk food, sa junk culture depuis des décennies. Plus grave encore, ce maître chanteur qui nous impose ses paradigmes, son climat permanent de luttes intestines entre sexes, races et populations. Ce maître chanteur qui nous impose ses communautés. Ce sont les peuples prospères qui ont le loisir de se déchirer. Mais le grand-frère ne nous amène pas seulement son esprit adolescent de division. Il porte aussi une idée qu’il nous a prise, sans nous en gratifier, une idée qu’il a portée, au point d’en devenir maître, une idée qu’il a chérie, au point de l’ériger au rang des Pénates : le matérialisme, qui pervertit la pensée en lui substituant une idole matérielle. Cette fourbe idée s’est revêtue d’oniriques oripeaux en devenant un rêve américain. Rêve de confort, rêve économique, rêve d’argent. L’argent qui écrase tout : humanité, culture, liberté. Tout s’achète, donc rien ne se refuse, donc rien n’est libre. C’est ainsi que l’argent, par essence quantitatif, étouffe toujours davantage le qualitatif. C’est ainsi que le grand frère, qui nous a sauvé la vie, qui nous a vraiment sauvé la vie, au moins deux fois, quand nous étions au bord gouffre, du néant, de la mort, quand nous perdions espoir, quand la petite fille espérance était malade, c’est ainsi que le grand frère, qui nous a vraiment sauvé, a diffusé en nous l’esprit de division. Il a fait régner parmi nous la loi de l’argent, la loi du plus fort, la loi du plus puissant, et il est vrai que c’est lui le plus fort et lui le plus puissant. Et voilà qu’il ne sort pas de l’adolescence, et voilà que l’on peut douter qu’il en sorte un jour, et voilà que lui toujours aussi puissant devient toujours plus instable, en proie à toujours plus de conflits intérieurs. Et voilà qu’il menace de quitter la maison. Voilà qu’il menace de nous abandonner. Voilà qu’il menace de s’en prendre à nous. Alors quoi ? Rester là, la peur au ventre ? Commenter, prévoir, supplier ? Compter sur la charité d’un détraqué ?

Que commentons-nous ? De quoi avons-nous peur ? Il n’y a pas que le grand frère, si seulement. Si seulement il n’y avait que le grand frère. Il y a nos voisins, les rois orientaux, ces titans. Il y a ces voisins, si longtemps méprisés, ces titans, si longtemps dégradés. Ils ne connaissent pas nos règles. Soit. Leur enseigner nos règles, nos valeurs, le langage de notre famille ne fait que les braquer davantage. Soit. Ils sont sur la défensive, donc agressifs, donc conquérants. Les rois d’Orient donnent parfois l’impression d’oublier qu’ils sont à la tête de peuples qui ont inventé le premier humanisme, l’humanisme oriental. Ils sont Perses, Chinois, Russes ou Ottomans. Il va de soi, c’est un lieu commun, c’est l’évidence même que de les qualifier d’empires. Plus que des empires, ce sont des règnes orientaux, les mêmes que les antiques, que ceux dont parle Hegel. Ils aiment la puissance, la force, méconnaissent la personne. Ils aiment l’autorité, ignorent les divisions. Ils ne veulent pas de nous, ils ne veulent pas d’une mère invasive, toujours sur leur dos, toujours prompte à leur dicter ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire. Donc ils se rebellent. Ils montrent le poing. Ils s’étendent toujours d’avantage pour nous rappeler toujours plus clairement qu’ils n’ont pas besoin de nous, que nous les gênons. Notons qu’ils ne nous imposent rien, aucune pensée, aucun paradigme. Ils ne nous rappellent qu’une chose : l’importance de la force. De la force brutale, bête, aveugle, qui à la fin tranche, qui à la fin discrimine, qui à la fin règle les conflits : peu importent les raisons, les arguments, les arguties, la justice. Antigone est faible. Que faire face à son voisin si violent ? Que faire face à son voisin si fier ? Faire face ? Ou chercher à s’attirer les grâces de Créon ?

Que commentons-nous ? De quoi avons-nous peur ? Du manque de vitalité de notre famille, de notre famille resserrée, de celle qui nous ressemble le plus, avec laquelle nous pourrions aller dans le même sens. Elle met tant de temps à se réunir, à tergiverser sur les moindres détails de ses réunions qu’elle ne s’unit que trop peu, ou du moins jamais assez pour leur vieille mère. Cette famille est tout sauf un clan, cette famille ne pourra jamais défendre sa vieille mère si ses voisins s’en prennent à elle ou si le grand frère se rebelle. Alors quoi ? La vieille mère devrait accepter de s’éteindre, isolée misérable ? L’Union Européenne, unie par une mère commune, Europe, est-elle condamnée à n’être, au mieux, qu’une famille éparpillée qui ne se retrouve qu’à l’enterrement des frères, sœurs, cousins ou cousines lâchement assassinés par leurs voisins ?

Tel serait donc le destin de la vieille mère Europe, incapable de faire porter sa voix au-delà de celle de l’instable grand-frère américain, de se défendre face à ses tyranniques voisins et d’appeler ses enfants à la rescousse. Face à l’argent, aux communautés et aux forces matérielles, qui sont affaire de nombre, de quantités, de déterminations, la vieille Europe, la sage Europe, la créative, l’ancienne, la compétente ne peut pas rivaliser. Elle a eu peu d’enfants, qui eux aussi vieillissent. Ses enfants, forts de tous les atouts que leur transmirent leur mère par le travail d’une vie, de siècles, de millénaires, ne sont plus en capacité de les faire valoir. Voilà leur destin, voilà le destin tragique de qualités uniques, de souveraines libertés en voie de capitulation face à la puissance du nombre. Ce sort semble inéluctable, scientifique, mathématique, nécessaire.

Il ne s’agit pas d’un caprice. Si seulement il ne s’agissait que d’un caprice. Ce n’est pas même un désir d’orgueil, une affaire d’ego. Il ne s’agit pas d’une ultime coquetterie de la vieille mère Europe. Il s’agit de sa survie, et pas seulement de la survie de son pauvre corps mortel. Il s’agit de la survie de son âme, il s’agit de l’avenir de son esprit. Il faut qu’elle survive, il faut qu’elle demeure, il faut qu’elle existe. Voilà la raison d’être de sa puissance, voilà le motif profond de son regain de puissance. Sa puissance est tournée vers elle-même. Elle en a marre d’avoir peur. Elle veut s’exprimer. Elle ne veut pas écraser les autres. Elle l’a trop fait. En vain. Pour rien. Cela ne lui a fait que du mal. Elle ne veut plus être une mère envahissante. Les idées justes ne s’imposent pas par la force. Mais un peu de force est nécessaire à demeurer juste. Le bon ne peut pas compter sur la charité de la brute. À moins de se faire martyr. Nous n’en sommes pas là.

Il ne s’agit donc pas de faire peur. Il s’agit seulement de se battre, de réaliser un effort, de persévérer dans notre être. S’il faut agir, c’est pour redonner à notre mère dépassée par les évènements la force de vivre, simplement pour la laisser se développer comme elle l’entend. C’est pour cette raison qu’agir pour l’Europe, c’est agir pour le mode de vie européen, pour la culture européenne, pour les valeurs européennes : pour notre conception de la liberté, pour notre conception de la dignité, pour notre conception de l’égalité, pour notre conception de la justice.

Agir pour l’Europe, se battre pour elle, c’est défendre les valeurs que notre mère nous a toujours inculquées. Péguy écrivait que l’on ne travaille jamais que pour ses enfants. Il aurait pu ajouter que les enfants travaillent souvent pour se montrer dignes du travail de leurs parents, pour perpétuer leur ouvrage. Le petit garçon et la petite fille apprennent le dévouement avec la volonté de faire plaisir à leur maman.

Agir pour l’Europe, c’est créer la possibilité d’une troisième voie véritable, c’est choisir de rester proche de sa mère plutôt que de se laisser dicter sa conduite par un adolescent irascible ou de tyranniques voisins.

L’objectif du Petit Européen est donc d’agir pour l’Europe, en la pensant. Penser, c’est déjà agir. Schuman écrivait : « L’idée Europe sera la force contre laquelle se briseront tous les obstacles. ». Il s’agira donc tant de s’interroger sur ce qu’est l’Europe, sur ce pour quoi nous voulons nous battre (oserons-nous le mot « idéal » ?), que sur les conditions de possibilité d’une puissance européenne. En ce sens, adaptation, réalisme et pragmatisme seront les maîtres mots : il s’agira de penser des modalités d’action à travers des analyses et des propositions applicables.

À cet égard nous n’écrivons pas depuis nulle part. Il y a soixante-quinze ans, des voix s’élevèrent de Paris, de Moselle, pour renouveler l’appel français, l’élan français qui porte depuis 1789 notre peuple vers un idéal d’universalité désormais appelé à prendre une forme européenne. Nous écrivons après Rome, Maastricht, Lisbonne, après le Coronavirus, après l’attaque de l’Ukraine. D’aucuns considéreraient que le plus gros a été fait, et qu’au fond après Hugo et Schuman il n’y aurait plus besoin que d’exécutants.

Mais, et il faut d’abord s’attarder sur ce point, la présente revue n’est pas un organe de presse de l’Union Européenne. La solidarité européenne est désormais une donnée de fait, et celui qui s’identifie au projet européen ne peut que se donner comme devoir d’abord d’interroger les faits en question et ensuite d’évaluer la direction qu’ils ont prise, pour juger la conformité de cette orientation d’avec l’idée qu’en eurent les fondateurs. Il ne faudra donc pas s’étonner du maintien d’une distance critique entre cette revue et les institutions européennes, dans leur présent comme dans leur passé. Car cette distance est finalement une exigence : l’Union Européenne n’est jamais qu’une puissance temporelle de l’ordre de la pesanteur et non de la grâce. Mais la pesanteur peut préparer la grâce. L’Union doit être l’étai à partir duquel la statue Europe s’élève. Prise seule, elle ne compte pas. L’étai n’est pas l’icône. Personne ne se dévoue pour un étai, personne ne contemple un étai, personne même ne considère l’étai autrement que comme une nécessité matérielle.

Notre second point s’inscrit dans un contexte : l’ère du regain nationaliste et des crises identitaires. Ces lignes ne s’attarderont pas sur ce détail si évident au lecteur contemporain. Cette revue traitera ce problème en étudiant la tension entre identité nationale et identité européenne, tension farouchement employée par les populistes simplement parce que l’Union Européenne arbore toutes les caractéristiques du bouc émissaire fédérateur, a fortiori depuis 2007. Un des enjeux centraux du Petit Européen sera alors de penser cette identité qui nous unit et peut nous rassembler. Nous rassembler en dépit du vieil individualisme et récent communautarisme qui, si nous n’agissons pas maintenant, nous diviseront davantage encore demain. Ce dépassement de l’individualisme ne saurait, c’est l’évidence, prendre les mêmes formes qu’au siècle passé : le propre de l’Europe est au contraire d’avoir forgé les outils spirituels qui ont permis d’anéantir les monstres totalitaires qu’elle avait engendrés. La vieille mère Europe ne saurait dès lors devenir un vecteur de division, d’opposition des intelligences, de haine : elle offrirait au contraire des ressources pour sortir de cette crise identitaire. Nous chercherons donc à élucider ce que doit être l’Europe, en se gardant de céder à la facilité des lieux communs.

L’auteur de lignes tient ici à préciser par souci de transparence que pour lui l’identité profonde de l’Europe est à chercher du côté d’un sens moral impérieux, toujours soucieux de la justice et du respect de l’humanité en chacun. Ce sont ces valeurs qui peuvent aujourd’hui nous fédérer et, plus encore, qui peuvent rendre de nouveau audible la voix de l’Europe dans le monde. C’est pour faire porter cette voix que l’Europe doit être puissante. C’est par nécessité morale qu’il faut agir pour l’Europe, qu’il faut penser l’Europe.

L’objet de cette revue est élémentaire : penser comment l’Europe peut continuer à vivre sans être sur la défensive. Cela implique une prise de conscience, lucide mais confiante, de l’ampleur des menaces qui la guettent mais aussi des forces de l’Europe et, on l’aura compris, de ce qu’elle est.

D’où une revue qui ne sera pas seulement une quête d’explicitation de ce qu’est l’identité européenne, mais aussi une force d’analyse et de proposition sur les différents aspects de la vie de l’Europe : son esprit tant que sa vie organique, le fonctionnement concret de l’Union tant que les réalités des rapports de force internationaux, son caractère artistique et philosophique tant que les expressions les plus variées de sa culture. D’où une revue curieuse et volontaire de s’enrichir d’une multitude de regards ; une revue la diversité des points de vue, bien loin d’affaiblir la volonté, l’éclaire d’autant plus d’une sensibilité à la complexité du monde, à la complexité de l’Europe, pour l’approcher vraiment, avec la bonne volonté des enfants qui cherchent à comprendre leur mère et à lui être utile, ne serait-ce qu’un peu, ne serait-ce qu’un tout petit peu.

Jean Fondain,

Victoire Gheleyns,

Steeve Groux,

Pierre Mackowiak,

Venceslas Nény,

Pierre-Valéry Touvet

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